En attendant que Jean-François Bizot se réincarne
Publié le 12 Mai 2008
Extraits d'un entretien de Jean-François Bizot fait par Cyril De Graeve et Ariel Kyrou en 2004,
et disponible en intégralité sur chronicart.com depuis 2006 (c'est donc tout sauf un scoop). L'entretien est très
long et très intéréssant et aborde un bon paquet de sujets. Avec tous les mp3 uploadés je n'en suis plus à une violation du droit d'auteur près, donc j'ai copié-collé quelques (petits) extraits
sur le défrichage et la promotion des "biens" culturels.
[...] Parce qu'il y a une surabondance... Dans ces conditions où il n'existe plus aucun point de repère, quelles sont les possibilités de
défrichage ?
Les journalistes sont les abrutis au bout de l'entonnoir. Le risque, avec cette abondance, c'est que tu n'arrives plus à traiter que des bouts de nouveautés. Comment
tu fais un tri ? Comment tu peux décider d'y aller ? Avant, c'était facile, mais aujourd'hui comment procède-t-on ? Quelle place attribuer à quoi ? Comment tu choisis une nouvelle
galerie d'art ? Pourquoi ce qu'elle expose est-il plus intéressant que le reste ? Ça me fait penser à la distance qui existe entre le Musée d'Art Moderne de la ville de Paris et le Palais de
Tokyo. Le Musée d'art moderne de la ville de Paris réouvrait ses portes début février avec une expo Pierre Bonnard, que Picasso détestait mais que Matisse idolâtrait. Dans les journaux, on a
parlé d'un "Bonnard, lumineux et accessible". Facile. En face, le Palais de Tokyo proposait au même moment une accumulation d'artistes dits d'avant-garde, regroupés sous l'appellation
" Notre époque ", que je n'ai d'ailleurs pas été voir. Ça va de l'art GPS à un tas de vieux papiers qui fait figure d'œuvre d'art... Ça ne me dérange pas : je peux même jeter mes
vieux papiers pour contribuer à l'œuvre d'art. Tu as donc les deux espaces l'un en face de l'autre avec cette question commune : "Est-ce que l'avant-garde est un concept dépassé au XXIe
siècle ?". Et si l'avant-garde c'était le XXe, qu'est ce qui caractérise le XXIe ? Est-ce le retour aux valeurs consacrées ? Mais si tu refuses cette réaction, c'est quoi une performance
intéressante au XXIe siècle, vu tout ce qu'on a déjà connu avant ? Devant ce trop plein, cette surabondance de propositions, le statut du journaliste a changé. Tu te retrouves aujourd'hui non
plus dans la position du défricheur, mais dans celle du trieur.
Comment définir ce nouveau statut ? S'agit-il d'une question d'exigence ?
Je ne sais pas... C'est la question de savoir ce que tu as envie de faire et de voir. Supposons qu'il y ait plein de livres sur ton bureau... Putain, c'est horrible
! Tu ouvres un bouquin au hasard, tu lis une double page : tout de suite tu sais si tu vas le lire ou le jeter. Tu repères immédiatement le degré d'exigence de l'écriture, tu vois tout de
suite si c'est maîtrisé ou pas, les douze clichés dans une page, etc. Comment trier autrement ce qu'on va lire ou pas, sachant qu'aujourd'hui un éditeur peut publier un roman à peu de frais du
fait de l'évolution de la technique et qu'aucun être humain ne peut se farcir toutes les nouvelles parutions ?
Ça vaut pour toute la production culturelle, la musique y compris...
Bien sûr. Et parmi tous ces disques, tu cherches sans arrêt le flash (d'intelligence, d'air du temps, de sensibilité), or c'est tellement rare que tu te sens en permanence complexé. Le complexe de passer à côté du truc évident, peut-être en provenance du Japon, de Chine ou de Corée. […]
Ça vaut pour toute la production culturelle, la musique y compris...
Bien sûr. Et parmi tous ces disques, tu cherches sans arrêt le flash (d'intelligence, d'air du temps, de sensibilité), or c'est tellement rare que tu te sens en permanence complexé. Le complexe de passer à côté du truc évident, peut-être en provenance du Japon, de Chine ou de Corée. […]
Mais comment rendre ce genre de cases visibles ?
Le problème, ce n'est pas la visibilité. Avant, il y a la nécessité de redonner au gens le goût de la découverte et de l'effort. Parfois, en effet, il faut faire un
effort pour comprendre quelque chose. C'est vrai sur le plan littéraire, sur le plan théâtral, pour tout. L'ennui, c'est que les oeuvres en question sont souvent non seulement très chiantes, mais
surtout sans aucun intérêt. Forcément, dans ce cas-là, tu dégoûtes les gens, tu les lasses, tu les perds... L'avant-garde n'est plus un critère ! […]
N'est-ce pas justement cette faculté de trier au-delà de l'apparence, ou de trier tout court, qui a fait défaut à Nova Mag (le magazine a cessé de
paraître en décembre 2004) ?
Mais moi je n'ai jamais rien su faire ! Bon, il faut se débarrasser de la question (rires). Mais je te réponds : au début des années 70, c'était
simple. Il suffisait d'avoir un billet d'avion pour découvrir des choses que les autres ne savaient pas. Et puis, au moins depuis les années 50 avec Positif et Les Cahiers dans
le domaine du cinéma, il y avait à l'époque ce regard critique français -Les Inrocks, plus récemment, en ont largement abusé, jusqu'à l'overdose. Je parle d'un goût français en matière
de repérage. En musique, par exemple, dans les années 70 le goût français te recommandait Alice Cooper ou David Bowie... A ce moment-là, tu ne te focalisais pas du tout sur la concurrence, tu
recherchais simplement la qualité. Lorsqu'il n'y avait pas trop de canards, c'était facile. Et puis nous nous adressions à une génération vierge qui avait tout à découvrir. On avait juste à
donner notre avis, ce qui nous a d'ailleurs valu des ennuis historiques avec d'autres pays qui prenaient les français pour des gens arrogants. Reste que ce goût critique français, unique selon
moi, a porté ses fruits sur le plan culturel : nous avons découvert de nouveaux talents, notamment dans le cinéma indépendant. D'ailleurs, généralement, les films qui marchaient en France
n'avaient aucun succès aux Etats-Unis.
Même chose en ce qui concerne la littérature, avec par exemple des auteurs comme Philip K.Dick ou Charles Bukowski...
Oui. On a fait de Dick une icône culturelle alors que les Américains considéraient son œuvre comme étant une sous-littérature. Dès lors qu'ils affirmaient ça, un
boulevard s'ouvrait à nous. On a créé beaucoup d'icônes, mais elles sont devenues épuisantes, si j'ose dire : aujourd'hui, on va encore te faire suer, vingt cinq ans après, avec les
obsessions de K. Dick ! Le pauvre, il est mort depuis un moment, dans le désarroi... Et on te casse encore les burnes avec Bukowski, ce grand écrivain, tu n'en peux plus ! C'est un peu mieux que
Philippe Delerm, mais faut pas charrier (rires). J'exagère à peine. Donc, tu te retrouves avec un héritage underground, rock'n'roll, culturel à tendance américaine qui, à mes yeux, est
tout à fait honteux. Je le dis : j'ai honte de ça ! Et je n'y peux pas grand chose : dans les années 70, on a découvert Norman Spinrad, Philip K. Dick et compagnie, certains d'entre eux sont même
venus habiter à Paris (Gilbert Shelton, Norman Spinrad)... Poursuivre encore maintenant dans cette veine-là, c'est pas possible. […]
Avec le recul, était-il possible à l'époque de croire autre chose ?
Peut-être, mais alors c'était un combat difficile. Difficile à assumer surtout. C'est intéressant... ça m'intéresse d'ailleurs. Mais
comment s'y prendre ? Quel accès as-tu, par exemple, à l'Afrique du Sud ? C'est pour cette raison que je me suis intéressé à ça. A des peintres hindous également. Ou aux scientifiques du Bengale,
puisqu'on trouve là des mathématiciens et des intellectuels extraordinaires. Avec leur culture ancestrale, ils nous ridiculisent comme des nains ! Je ne te parle pas des musulmans, eux ils sont
en retard ; et je me fous pas mal qu'on me colle une fatwa ! Il faut s'intéresser à ce qui nous étonne. Que l'Inde, ce pays d'un milliard d'habitants, n'ait eu qu'une seule médaille aux Jeux
Olympiques (de bronze, en saut en longueur), n'est-ce pas le signe d'un monde radicalement différent du nôtre ? Aujourd'hui, évidemment, avec Internet ça change tout, ça débarque de partout, ça
va même devenir infernal. Oui, l'avant-garde kirghize nous attend au virage ! D'ailleurs, on ne sait pas si l'avant-garde kirghize sera légèrement islamisée ou pas... Le problème, c'est que sous
prétexte de faire différemment, de jouer systématiquement la découverte, tu risques très vite aussi de jouer les donneurs de leçons et, finalement, de t'engouffrer dans le politiquement correct.
Prends les Uigurs, un peuple de 17 millions de personnes en Chine : bien avant nous, au VIIIe siècle, ils ont inventé un alphabet pour faire les passeports à caractères imprimables sur la route
de la soie. Ce n'est pas parce qu'on apprend qu'ils ont inventé l'imprimerie avant Gutenberg qu'on va leur faire des courbettes toute la journée ! Oui, parce que les Uigurs se contrefoutent de ce
qu'on a inventé avant eux, et ils ont peut-être raison. Ne transformons pas une révélation en "révolution" ou, comme je le lis maintenant dans la presse, en marque de "considération". Le but de
la presse selon moi, je le répète, c'est de surprendre, de comprendre, mais surtout pas de donner des leçons. Or c'est la tendance, il me semble...[...]